Blog de MC

Le corps déraciné.

Aujourd'hui, j'ai envie de vous raconter une petite histoire de la vie quotidienne. Une toute petite histoire en fait.

Il y a de cela quelques mois, alors que je marchais en direction d'un petit supermarché situé à quelques minutes de chez moi, je croisa le chemin de deux individus. Les deux jeunes gens (la vingtaine) étaient particulièrement saouls (il était dix heures du matin). Arrivant chancelant à mon niveau, la jeune femme portant une bouteille de bière à la main bafouilla quelque chose à son ami : "regarde, il est trop beau".

Je mis un certain temps à réaliser que j'étais l'objet des propos qui venait d'être prononcés. Il me fallut un temps, d'abord, pour comprendre la phrase diluée dans un trop-plein d'alcool. Il me fallut ensuite faire le lien entre la nature des propos tenus et ma personne. J'étais le sujet pris pour cible par cette réflexion faite à haute voix à quelques mètres de moi parce que la rue déserte faisait de moi, inévitablement, ce sujet.

Marchant à grands pas sur le carrelage à petit carreau blanc de l'Intermarché, je me posais tout un tas de questions (chose bien habituelle pour un individu anxieux), mais une, tout particulièrement, m'emplissait l'esprit :

Se pouvait-il que le corps désigné, le mien, fut véritablement beau ?

Je n'ai jamais détesté mon apparence. Je ne l'ai jamais vraiment aimé non plus. À vrai dire, je ne crois pas être laid. Il m'arrive de me trouver beau. De face. De profil, c'est autre chose. J'aime bien mes lèvres, par exemple. Je les trouve belles et bien dessinées. En fait, c'est à peu près tout. Je ne crois pas m'être déjà véritablement observé. Je ne sais pas vraiment à quoi je ressemble. Quelles taches de naissance marquent ma peau le long de mes bras ? Peut-être que je pourrais les regarder puis les dessiner ? Me rendre compte qu'au-delà d'un esprit souvent perdu se trouve un corps toujours visible, toujours installée, qui est, lui, "normal".

C'est peut-être là-dedans que se cache cette profonde sensation de déracinement qui me traverse diffusément. L'incapacité à réhabiter mon corps. À sentir que c'est le corps, et pas l'esprit, qui est proposé à la vue, qui est - et s'inscrit - dans le monde, qui est par nature et parmi le reste, présent.

"C'est dans la tête". Et c'est incontestablement vrai. Mais il y a un moment où la tête s'agite d'une telle manière que le corps n'apparaît plus dans sa vision. Il se retrouve abandonné sur le bord du chemin en oubliant que sans lui, rien ne bouge, personne n'avance. Le chemin, sans le corps, devient un cercle dans lequel vous restez immobile. Et cette immobilité détruit d'abord et peu à peu les repères puis réduit à l'unique cercle le désir d'avancer, de changer de paysage, de s'aventurer sur les chemins.

Pour en revenir sur le corps qui fut, ce matin-là désigné, il s'agissait bel et bien du mien. Le fait que je sois désigné, sans y être préparé, ni avoir l'habitude de l'être de cette manière m'a étonné, mais m'a surtout fait prendre conscience de l'absence de vie et de relation qui caractérise ma manière actuelle d'être au monde. Pas que je vive en ermite ni que je n'entre pas en contact avec l'autre, mais plutôt qu'il me manque des racines pour pouvoir me sentir attaché. Que s'être perdu sur le chemin, avoir voulu m'en éloigné m'a fait, très progressivement, perdre pied.

Peut-être est-ce pour cette raison que j'ai peur d'avoir des relations sexuelles. Parce que faire corps reviendrait à me mettre en mouvement, c'est-à-dire à reconnecter le corps au reste. À replacer le corps au cœur de ma vie, même l'espace d'un instant.

L'histoire de cette rencontre matinale était en effet une histoire fugace, une simple phrase lancée dans l'air sous l'effet de l'alcool, une déclaration, pas d'amour, mais une déclaration d'intérêt. Sans en faire de trop, je crois que je suis reconnaissant à cette femme d'avoir prononcé ces mots (même vides) car je les interprète aujourd'hui comme un rappel fait à ma personne que ce qui me constitue, c'est avant tout que j'apparais grâce et par un corps et que celui-ci mérite que je m'y attarde et que j'en prenne soin.

#mental #perso #poesie